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EgaLE
2 avril 2006

Colloque du 9 décembre 2005

Ci-dessous le texte de l'intervention de Samuel Tomei

Liberté de conscience et liberté religieuse
par Samuël TOMEI, Docteur en Histoire,



Certains esprits minimalistes ou mal intentionnés confondent la laïcité avec la liberté religieuse ou le libre exercice des cultes, alors que notre histoire nous conduit à en avoir une conception autrement exigeante fondée sur la liberté de conscience.
Au cœur de l’exception française, la laïcité, pour la période contemporaine, est le fruit de trois grandes ruptures.
D’abord celle qui sépare l’Ancien régime et la Révolution : le roi est dépossédé de sa souveraineté au profit du peuple, et le règne des corporations s’efface devant celui de l’individu-citoyen.
Deuxième rupture : la Troisième République exclut la religion de l’école publique. La laïcité de l’école étant la seule condition pour en faire l’organe de la République, celui qui forme des citoyens autonomes.
Enfin, troisième rupture, la laïcisation de la République, autrement dit l’affranchissement du peuple souverain de toute tutelle extrinsèque ne peut être complète qu’avec la séparation des Églises et de l’État.

Si toute la laïcité ne se réduit pas à la loi de séparation, ce texte centenaire n’en constitue pas moins l’un des principaux piliers de l’édifice républicain, puisqu’il contient l’essentiel dans son premier article, à savoir la garantie de la liberté absolue de conscience.
Les grands principes posés, nous devons nous demander si la tolérance suffit pour fonder la laïcité, si elle n’est pas même, en fin de compte, une valeur anti-républicaine.

I – Au-delà de la liberté religieuse, la liberté absolue de conscience

Revenons très rapidement sur les circonstances de l’adoption de la loi de 1905.
Le contexte est tendu, deux France se font face, le ton est guerrier. La violence de l’affaire Dreyfus a exacerbé l’opposition entre l’Église et la République, la première disposant des congrégations religieuses comme autant d’armes redoutables contre la « Gueuse ». Le Gouvernement de défense républicaine de Waldeck-Rousseau vote donc la grande loi de 1901 sur les associations réservant un régime particulier à ces associations d’un type non moins particulier que sont les congrégations. Le Gouvernement d’action républicaine qui suit, celui du petit père Combes, se sert de cette loi pour éradiquer cette anomalie, cet État dans l’État, dans l’esprit de la Révolution française qui, au nom de la souveraineté de l’individu et de la souveraineté nationale avait, le 2 mai 1792, supprimé toutes les congrégations religieuses, aucun régime ultérieur n’étant officiellement revenu sur cette décision.
Cette politique anticléricale trouve son apogée dans le vote de la loi du 7 juillet 1904 qui interdit l’enseignement congréganiste, loi rapportée à la Chambre par le père de l’école laïque, le radical Ferdinand Buisson. Au même moment, un certain nombre d’incidents rend la séparation inéluctable : querelle avec le Vatican à propos de la nomination des évêques, visite du président Loubet à Rome côté Quirinal… si bien que la France et le Vatican rompent leurs relations le 30 juillet 1904.
La Chambre, le 11 juin 1903, a désigné une commission chargée d’étudier les projets de lois relatifs à la séparation, c’est la fameuse commission des 33, au sein de laquelle les séparatistes ne sont majoritaires que d’une seule voix. Buisson est élu président et Briand rapporteur. Dans son travail, la commission s’inspire essentiellement des projets assez libéraux de Pressensé et Réveillaud. La lecture des quelque 1 500 pages de procès verbaux manuscrits des travaux de la commission montre des débats plus sereins qu’on ne pouvait craindre et une impressionnante connaissance juridique et historique de la part des protagonistes.
Fin mars 1905, la discussion parlementaire commence à la Chambre. Les députés, et un peu plus tard les sénateurs, nous offrent alors parmi les meilleurs débats parlementaires toutes républiques confondues.
Le camp républicain se distribue en quatre courants. Le premier doit être placé à part puisqu’il s’agit des républicains, parfois même radicaux, qui restent presque jusqu’au dernier moment concordataires, comme Émile Combes, Théophile Delcassé… qui estiment que grâce au Concordat, le Gouvernement peut mieux contrôler le clergé. Émile Combes ne se convertit à la Séparation que dans son fameux discours d’Auxerre le 4 septembre 1904 ; il proposera même un projet de loi, mais la commission le mettra au panier et c’est sous son successeur Maurice Rouvier que la loi sera discutée et votée – c’est donc bien à tort qu’on fait de Combes le père de la Séparation ; il n’aura fait que préparer le terrain, ce qui est déjà beaucoup. Pour le reste, les républicains séparatistes se divisent en un courant anti-religieux qui cherche à faire de la Séparation un instrument de destruction de la religion (« un cancer du cerveau » selon nombre de libres penseurs de l’époque) ; c’est le cas du socialiste Maurice Allard. Le deuxième courant celui des radicaux, anticléricaux de stricte observance mais tout sauf anti-religieux, compte Buisson et Clemenceau dans ses rangs. Et ceux du troisième groupe, que Clemenceau baptisera les « socialo-papalins », pragmatiques, estiment qu’il faut transiger avec l’Église pour faire aboutir la Séparation ; à leur tête : les principaux artisans de la loi : Jaurès et Briand (« monstre de souplesse » selon Barrès).
Ces différences apparaîtront surtout au moment de la discussion de l’article 4 – article essentiel qui prévoit les modalités de dévolution des biens du culte. Afin de se concilier les bonnes grâces des modérés et de la droite catholique, pressée par Jaurès et Briand, au grand dam des antireligieux d’une part et des républicains les plus radicaux de l’autre, la commission des 33 propose une adjonction aux termes de laquelle les associations cultuelles au profit desquelles se ferait la dévolution des biens, devraient se conformer « aux règles d’organisation générale du culte dont elle se proposent d’assurer l’exercice ». Les radicaux-socialistes n’acceptent pas cette reconnaissance implicite de la hiérarchie catholique, reconnaissance a priori, contraire au principe de laïcité. Après avoir tenté en vain de supprimer l’adjonction, ils n’en votent pas moins l’article 4 ainsi rectifié pour ne pas faire avorter la Séparation.
Les députés votent le projet le 3 juillet 1905 par 341 voix contre 233, puis les sénateurs l’adoptent dans les mêmes termes le 6 décembre 1905, par 181 voix contre 102. La loi est promulguée le 9. La mise en œuvre de la loi se heurte à une résistance acharnée de l’Église catholique et oblige même Clemenceau ministre de l’intérieur et président du conseil à transiger. Il faut donc se rappeler qu’avant d’être une loi pacificatrice, elle a été une loi de combat.

Il nous importe aujourd’hui de revenir sur les fondements de la loi. Un article de Buisson intitulé « La vraie séparation », paru dans Le Radical du 19 février 1907, nous en donne une idée et nous livre une définition de la laïcité de l’État dont pourraient s’inspirer ceux qui nous gouvernent et amener à réfléchir ceux qui prétendent que le concept a besoin d’être « adapté au monde moderne » :

L’État ne connaît que des citoyens. Catholiques ou protestants, croyants ou athées, ils sont tous égaux en droit devant lui. Il n’a pas plus de faveur pour les uns que de rigueur pour les autres.
Que leur organisation religieuse soit fondée sur le régime monarchique ou sur le régime démocratique, il n’en a cure. Pourvu qu’ils ne troublent pas l’ordre public, tous ont la plénitude de la liberté d’action, d’association, de manifestation, de propagande, d’organisation.
Trouver une politique qui respecte la souveraineté nationale, qui maintienne la suprématie des pouvoirs civils et qui en même temps laisse les populations catholiques user comme elles l’entendront des églises, se soumettre aussi absolument que bon leur semblera à l’autorité de leurs pasteurs, pratiquer le culte à leur gré, non seulement sans vexations, mais sans contrôle et sans ingérence quelconque de la société civile : est-ce donc un problème insoluble ?

Le principe sur lequel repose la loi peut se résumer d’une formule, celle prononcée par Léon Bourgeois au congrès fondateur du parti radical en 1901 : « Les églises libres dans l’État laïque souverain », principe de loin préférable à celui, en vogue également à cette époque : « Une Église libre dans un État libre » (formule de Lamennais reprise et popularisée par Cavour) ; aucune Église ne saurait, en effet, se prévaloir si peu que ce soit, d’un point de vue républicain, d’une quelconque parcelle d’une souveraineté qui « réside essentiellement dans la nation, nul corps, nul individu ne [pouvant] exercer d’autorité qui n’en émane expressément » (selon l’article III de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789).
Ainsi, la loi de 1905 nous offre une définition nette de la laïcité de l’État, conçue non comme un pacte mais comme un principe a priori : la République assure la liberté de conscience (article 1er), celle de croire comme celle de ne pas croire ; elle est donc affranchie de tout lien organique avec une quelconque religion et garantit le libre exercice des cultes dans les limites de l’ordre public tout en s’interdisant la moindre immixtion dans la vie intérieure des religions. Ainsi (article 2), elle ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun clergé, aucun groupe religieux, mais elle ne reconnaît que des citoyens français égaux en droit. C’est à ces conditions et à ces conditions seules que peut s’appliquer le principe – essentiel pour un républicain – de la souveraineté nationale.
À la lumière de ce qui vient d’être dit, il apparaît qu’on ne peut pas à la fois demander la révision de la loi de 1905 dans le sens d’un retour à la reconnaissance subreptice des religions, et se prétendre un authentique républicain.

On mesure dès lors que la laïcité telle que la définit cette loi va bien au-delà de la simple tolérance religieuse puisque la liberté de conscience garantit l’égalité de traitement aux trois options spirituelles : croyance, incroyance et agnosticisme ; la tolérance, la liberté religieuse ne se concevant que dans un monde de croyants.

II – La tolérance et l’égalité.

Il peut paraître surprenant de considérer que la loi de 1905 nous amène à voir la tolérance comme un principe insuffisant voire anti-républicain. Et pourtant.
Au cours des siècles, certes, on s’est battu pour la tolérance ; on a risqué jusqu’à sa vie pour elle. Les exemples abondent. Il suffira de mentionner parmi tant d’autres les noms de ceux que Jacqueline Lalouette appelle les « martyrs de prédilection » de la libre pensée : Etienne Dolet (imprimeur humaniste étranglé et brûlé place Maubert pour athéisme et hérésie), le chevalier de la Barre (exécuté pour avoir refusé de se découvrir devant une procession), Michel Servet. Qu’on se souvienne, à propos de Servet, brûlé vif sur le plateau de Champel à Genève, à l’instigation de Calvin, du noble et courageux combat mené par Sébastien Castellion pour qu’on laisse s’exprimer les hérétiques, qu’on les confonde par le verbe, par la raison et non par la force.
On ne rappellera pas le progrès que fut l’Édit de Nantes (1598) par lequel le roi catholique a accordé aux protestants la liberté de conscience et, sous certaines conditions, de culte. Édit révoqué moins d’un siècle plus tard par l’Édit de Fontainebleau (1685). Mais la tolérance était en marche et la liberté de conscience et d’expression avec elle.
En effet, il s’agissait d’accepter que d’autres chrétiens que les catholiques existent, s’expriment, pratiquent leur culte, et on a progressivement étendus ces prérogatives à d’autres catégories de la population. On les a tolérées, mais, étymologiquement, tolérer, c’est supporter, un fardeau. Pour Littré, tolérance est condescendance, indulgence pour ce qu’on ne peut pas ou ne veut pas empêcher.
La tolérance est donc une concession révocable puisque il y a celui qui tolère et celui qui est toléré. Le premier est dans un rapport de domination par rapport au second puisqu’il peut lui retirer son droit à l’existence. C’est le mot célèbre prononcé par Mirabeau à l’Assemblée le 22 août 1789 : « Je ne viens pas prêcher la tolérance. La liberté la plus illimitée de religion est à mes yeux un droit si sacré que le mot de tolérance qui voudrait l’exprimer, me paraît en quelque sorte tyrannique lui-même, puisque l’existence de l’autorité qui a le pouvoir de tolérer attente à la liberté de penser par cela même qu’elle tolère, et qu’ainsi elle pourrait ne pas tolérer. » C’est Rabaut Saint Etienne qui va jusqu’à demander la proscription de la tolérance. En effet, c’est la liberté et l’égalité de tous les citoyens entre eux que réclament les révolutionnaires.
Or, sous l’Ancien régime, la société est composée de différents corps, chacun disposant d’un statut particulier. Les individus ne sont pas égaux et chacun n’a de droits « que les droits qui lui [viennent] de la corporation à laquelle il [appartient] » (Buisson).
L’individualisme qui constitue le fond de la laïcité républicaine et qui va bien au delà de la tolérance, bouleverse ce schéma. Les Français deviennent égaux devant la loi. Protestants (en 1789) et juifs (en 1791) bénéficient des mêmes droits que les catholiques (Selon l’article 10 de la Déclaration de 89 : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, mêmes religieuses […] »). Tous les Français jouissent de la liberté de culte et de celle d’être incroyants.
Aujourd’hui qu’à la faveur de l’affaissement du sentiment d’appartenance nationale surgissent des communautarismes religieux, ethniques, sexuels etc., on ne relèvera pas sans intérêt que c’est au non de la tolérance qu’ils réclament pour eux un droit dérogatoire au droit commun.
L’égalité et la compréhension mutuelle sont une résultante possible, certes souhaitable, de la tolérance, mais non pas une conséquence nécessaire. C’est en ce sens qu’on doit même se méfier des fondements inégalitaires et condescendants de l’idée de tolérance. C’est de liberté et d’égalité qu’il doit être question. Comme le disait Edgar Quinet : « Il ne suffit pas de se tolérer les uns les autres ; il faut encore être réciproquement d’intelligence. »
Conclusion
La loi de Séparation des Églises et de l’État va, je l’ai dit, réactiver le double héritage de la Révolution : souveraineté de l’individu et souveraineté du peuple. Cette loi fait honneur au premier terme de notre devise en proclamant que la République assure la liberté de conscience. La non-reconnaissance des cultes – la République n’en ignore pas l’existence mais leur dénie un statut fondateur à l’association politique implique l’égalité entre tous les citoyens, égalité qui bien plus que la simple tolérance peut fonder la fraternité, troisième terme de notre trilogie.
Le principal enseignement de la loi de 1905 est la création de cet espace politique neutre qui permet à l’homme de s’épanouir dans le citoyen, le particulier dans l’universel, étant bien entendu que, grâce au principe de séparation, le citoyen ne nie pas l’homme ni l’universel le particulier. En République, on n’est pleinement homme qu’à travers son statut de citoyen qui suppose qu’on subordonne ses appartenances particulières à l’appartenance à la seule communauté politiquement légitime : la communauté nationale. Aussi, en République, c’est en tant que citoyen et seulement en tant que citoyen qu’on peut revendiquer des droits, droits qui doivent être applicables à tous et non à sa seule tribu.
Voilà donc la voie que nous indique la loi de Séparation, dans le droit fil des principes révolutionnaires. Or c’est bien comme un processus continu qu’il faut concevoir cette loi. « La séparation est faite ! » s’écriait Jaurès au lendemain du vote de l’article 4. Non, elle reste chaque jour un peu plus à faire tant il est évident que les cléricalismes religieux, économiques et autres ne sont pas morts et tendent à ruiner la liberté de conscience, l’égalité des citoyens entre eux.
La Séparation de l’État – mais aussi de l’école et des cléricalismes est la seule garantie d’un individu libre donc responsable donc solidaire. Revenir sur le principe séparatif, c’est revenir sur une certaine conception – noble du citoyen républicain.

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